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Bibliothèque Kandinsky

[LECTURES OBLIGATOIRES] Dire et adresser : à propos des voix



Flavie Beuvin

Dans le cadre du programme de recherche Art Brut, consacré à la valorisation scientifique de la collection Bruno Decharme du Musée national d'art moderne, la chercheuse Flavie Beuvin a conduit une recherche de fond sur le séminaire pionnier animé par la psychanalyste Lise Maurer depuis 2003, « De la trinité en déroute au Sinthome ». Un travail soutenu par une bourse de recherche de la Fondation Antoine de Galbert et des Amis du Centre Pompidou.

Le séminaire, imprégné de la pensée lacanienne est principalement pétri d’un intérêt pour la production asilaire littéraire et picturale. Il s’est évidemment intéressé aux réalisations qui explorent le dire, la langue, sa graphie et les sons qui donnent corps à l’écriture. Le développement théorique psychanalytique de Lacan se construit dans la rencontre avec la langue énoncée, parlée ou écrite. Sa lecture de James Joyce lui permet d’élaborer le concept de « sinthome ». Sa construction théorique est faite de néologismes comme « lalangue1 ». Des termes psychanalytiques tels que le signe, le signifiant et le signifié, attestent de lien entre la linguistique saussurienne et la psychanalyse2. Déjà, Freud, en plaçant comme principe fondateur de la psychanalyse la libre association du côté du patient ou du patricien, ouvre la possibilité au dire de la langue. Freud pratique l’analyse de textes pour développer sa pensée. L’étude de textes autobiographiques de Schreber3 en est un exemple paradigmatique.

Antonin Artaud

Antonin Artaud, Autoportrait, 11 mai 1946, mine graphite sur papier, 63 × 49 cm,
Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris, achat en 1997, inv. : AM 1997-48

Dès l’introduction du séminaire en 2003, Lise Maurer établissait de façon programmatique son intérêt pour les écrivains Louis Wolfson et Antonin Artaud qu’elle définit comme de « grands chercheurs4 » en la matière littéraire. L’analyse de l’œuvre écrite, encrée et brodée de Jeanne Tripier5 amenait aussi Lise Maurer à prendre connaissance des écrits bruts6, produits en milieu asilaire. Durant les séances du séminaire, des comédiennes et comédiens prêtent leur voix aux textes étudiés, ceux de Jeanne Tripier, d’Aloïse Corbaz, de Louis Wolfson et de Robert Walser entre autres7. Les mots sont mis en bouche et il n’est d’ailleurs peut-être pas anodin que Constance Schwartzlin Berberat ait mobilisé plusieurs séances du séminaire, elle dont le manger est la nourriture de leurs textes. Constance Schwartzlin Berberat est née en 1845 dans le Jura suisse. Les décès successifs de sa mère et son mari font éclater son équilibre psychique, en 1885, elle est internée à l’hôpital de la Waldau en Suisse. Durant sa vie asilaire, elle écrit un journal intime composé de vingt deux cahiers dont elle relie et coud les pages à la main et un cahier de recettes de cuisine. Les cahiers sont composés de papiers récupérés tels que des emballages et des journaux. La question de la langue se noue de plusieurs manières pour l’autrice. Son arrivée à la Waldau, dans le canton de Berne, est marquée par une rupture avec les mots qu’elle connaît, puisqu’on y parle le suisse allemand qu’elle maîtrise peu. Il y a également d’autres mots entendus, seulement par elle, qui sont des hallucinations auditives. Elle parle aux voix « de vie téléphone8 », notamment à ses parents pour lesquels elle exige que le couvert soit servi à table. La présence de ses invités invisibles ne lui ouvre pas l’appétit, elle ne s’alimente pas.

L’œuvre de Constance Schwartzlin-Berberat est explorée pour la première fois en 1995 dans le fascicule n° 19 de L’Art Brut9 qui lui est entièrement consacré. Florence Choquard-Ramella mène cette étude et en fait part lors des premiers séminaires en 2004. Geneviève Piot Mayol explore aussi largement ces écrits et intervient à plusieurs reprises entre 2005 et 2022 pour enrichir la réflexion sur la matérialité des mots de Constance Schwartzlin-Berberat. La psychanalyste Geneviève Piot-Mayol évoque ainsi le processus d’écriture comme parallèle à la fabrication culinaire : « N’est-ce pas la même recherche de consistance dans la cuisine d’un plat, qui réunit en les liant des éléments disparates pour en faire une matière qui tient (il y a beaucoup de fécule dans les différentes recettes)10 ». En 2005, la psychanalyste ajoute, « cette double production culinaire et philosophique questionne le rapport de la langue écrite et de la langue gustative, ainsi que la relation entre fabrication de mets et fabrique de mots11 ». La consistance et le poids des mots écrits par Constance Schwartzlin-Berberat engagent son corps, qui ne s’alimente plus que par voix, qui luttent pour se faire entendre. Certaines graphies des écrits de l’autrice, très allongées et resserrées, peuvent évoquer des vibrations sonores ou des cris. Par la main qui écrit et devient bouche, se donne à penser la dimension orale du travail de l’autrice12. La pensée de la philosophe Anne Boissière à ce propos est éclairante : « L’oralité, en son double versant, nous invite à réfléchir à une double démesure : à la démesure du cri d’un côté, celle de la dévoration de l’autre. Dans les deux cas, la bouche s’ouvre dans sa béance. Mais d’un côté, c’est de la voix qui est libérée ; de l’autre, elle est empêchée, obturée. Qu’en est-il de la voix, relativement au parler et au manger ?13 ». Qu’en est-il des voix, qu’en est-il de l’adresse de ces mots dont la graphie se fait écho de ce qui résonne aux oreilles et remplit la bouche de Constance Schwartzlin Berberat ? Ce mouvement de l’écriture semble se composer au grès des « petits mots d’altération » que Lise Maurer qualifie de « magnifique trouvaille indiquant qu’il y a de l’altérité cependant14 ». Suivons cette pensée avec les propos du philosophe Georges Didi Huberman dans son ouvrage Le témoin jusqu’au bout qui analyse l’écriture affectée de Klemperer vivant au temps du IIIe Reich : « C’est alors que ce qui nous partage à l’intérieur nous é-meut vers l’autre, nous com-meut avec autrui. Geste où nous acceptons l’altérité autant que notre propre altération15 ».

Jeanne Tripier

Jeanne Tripier, [Sans titre], 1907, encre, vernis, produits pharmaceutiques et tampon sur papier, 31 × 21 cm,
Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris, ART BRUT / donation Bruno Decharme en 2021, inv. : AM 2022-923 (R)

Nous avons ici focalisé notre attention sur l’écriture de cette autrice en particulier qui est paradigmatique des phénomènes cénesthésiques opérant dans le travail des écrits bruts16 sur lequel le séminaire de Lise Maurer a porté son regard. Si les mots se pèsent pour Constance Schwartzlin-Berberat, nous pensons évidemment aux « microgrammes » de Robert Walser qui a été lui aussi été interné à la Waldau, en 192917. Comme Constance Schwartzlin-Berberat, il écrit sur des papiers récupérés, cartes postales, télégrammes, calendrier, journaux, factures, « comme si dans le rebus une part de lui subsistait18 ». Le déchet est affaire de déchéance, il est affaire d’altérité et d’altération et dans le mouvement même de déchoir, il fait communiquer haut et bas, sphère terrestre et sphère céleste. Jeanne Tripier qui entend « le son de sa voix gutturale19 » en 1927 donne alors corps et voix aux « saintes écritures », elle qui « vit sous la dépendance de tous les astres ». Ainsi se font entendre les « mystères de la Sainte Trinité en déroute » auxquels le séminaire de Lise Maurer a ouvert la voix.

Flavie Beuvin est art-thérapeute, artiste plasticienne et docteure en arts et esthétique. Ses recherches théoriques portent sur les échos entre le corps créateur féminin et le corps de l’œuvre dans l’Art Brut. Ses réflexions s’inscrivent également dans une esthétique de la « végétalité », concept développé dans sa recherche doctorale qui s’incarne à la fois dans la forme et la force du motif végétal et celle de la matière textile ou dessinée. Son travail plastique personnel se focalise depuis quelques années sur la pratique du dessin dans laquelle elle engage plusieurs médiums tels que l’encre, l’aquarelle, la broderie ou encore le collage.

 

Publications récentes :

Végétalité, Art Brut et féminins, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, 2024.
« Corps affecté, corps éprouvé : existence des œuvres de Judith Scott et Frida Kahlo », L’Évolution Psychiatrique, août 2023.
« Aux zones frontières de l’Art Brut : entre appropriation et dépendance au territoire de l’autre de l’art », Revue Déméter, n° 8, novembre 2022.
« Comment faire tenir son corps ? Comment tenir dans son corps ? », Letterina, n° 75, été 2020.
« Créations en psychiatrie : une existence temporelle à part ? », Actes des journées de printemps Créés en milieu psychiatrique : des objets en instance ? de la SFPE-AT, mai 2019.
« Le travail de la série en art-thérapie : linéarité picturale et continuité de soi », Revue PsyCause, n° 77, septembre 2019.
« Trésors bruts », Artension, hors-série n°25, novembre 2018.

1. « Lalangue » serait le bain sonore primordial produit par le nourrisson et son entourage, Lacan rapproche son néologisme du terme « lallation ».

2. Le signe en linguistique recouvre deux éléments, le signifié qui donne sens, élabore un concept et le signifiant qui en est une image acoustique. Lacan disjoint ces deux notions en explorant notamment la primauté du signifiant dans l’appréhension du langage dans la psychose. Le signifiant aurait pour caractéristique de rencontrer d’autres signifiants et ainsi de faire structure. Isolé, il deviendrait écho, ferait résonnance pour le sujet psychotique qui le percevrait comme une adresse.

3. Marguerite Colin a fait une présentation et écrit un texte intitulé « Il était une fois Schreber… » pour le séminaire du 18 novembre 2017.

4. Citation de Lise Maurer extraite du texte introductif au séminaire écrit en 2003 et envoyé aux futurs auditeurs du séminaire.

5. Lise Maurer, Le « Remémoirer » de Jeanne Tripier, Ramonville-Saint-Agne, Érès, coll. « Collection du GREC », 1999.

6. Michel Thévoz, Écrits bruts, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 1979.

7. Notamment Claude Guedj, Stéphanie Beghain, Elisabeth Burg et Alain Fromanger.

8. Termes de Constance Schwartzlin Berberat repris par Geneviève Piot-Mayol lors du séminaire du 21 octobre 2022.

9. Florence Choquard Ramella, L’Art Brut, n° 19, « Constance Schwartzlin-Berberat », 1995, Lausanne, Collection de l’Art Brut.

10. Citation de Geneviève Piot-Mayol extraite d’un texte réalisé pour le séminaire de Lise Maurer écrit en juin 2004.

11. Citation de Geneviève Piot-Mayol extraite de l’argument qu’elle a écrit pour son intervention du 15 janvier 2005 au séminaire de Lise Maurer.

12. À voir aussi la notion de « pulsion invocante » développée par Erik Porge dans Voix de l’écho, Paris, Érès, 2012.

13. Anne Boissière, « Mettre la bouche en voix », dans Mesure/Démesure, Actes des journées d’automne 2022 de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-Thérapie, p. 105.

14. Citation de Lise Maurer extraite d’un texte introductif au séminaire du 12 février 2005.

15. Georges Didi-Huberman, Le témoin jusqu’au bout : une lecture de Victor Klemperer, Paris, Les Éditions de Minuit, 2022, p. 12.

16. Lucienne Peiry, Écrits d’art brut : Graphomanes extravagants, Paris, Seuil, 2020.

17. L’œuvre de Robert Walser a été présentée au séminaire par Elisabeth Burg, Anne Dupuis, et Lise Maurer en avril 2018 et en avril 2019. Cette présentation a été l’occasion d’un voyage en Suisse, sur les chemins qu’il a empruntés et à une visite de l’hôpital où il a été hospitalisé.

18. Citation d’Elisabeth Burg extraite d’un texte réalisé pour le séminaire de Lise Maurer écrit en avril 2019.

19. Lise Maurer, op. cit.

Antonin Artaud