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Bibliothèque Kandinsky

Faire œuvre de déplacement du regard


Flavie Beuvin

Dans le cadre du programme de recherche Art Brut, consacré à la valorisation scientifique de la collection Bruno Decharme du Musée national d'art moderne, la chercheuse Flavie Beuvin a conduit une recherche de fond sur le séminaire pionnier animé par la psychanalyste Lise Maurer depuis 2003, « De la trinité en déroute au Sinthome ». Un travail soutenu par une bourse de recherche de la Fondation Antoine de Galbert et des Amis du Centre Pompidou.

Lise Maurer, qui aime les voyages1, a pris des trains et des avions, déployant une cartographie artistique et personnelle, déplaçant son regard ; ailleurs. Au Brésil, elle est allée et s’est arrêtée. La rencontre avec l’œuvre d’Arthur Bispo do Rosario, d’abord en son pays, à Sao Paulo, puis en France en 20032, fait date dans la création du séminaire. Arthur Bispo do Rosario a, entre autres créations, brodé une parure marquée de trajectoires qui le lient et communiquent avec Dieu, le regard divin faisant œuvre de protection. La parure devient lieu où l’esprit peut habiter et être protégé, où les croyances trouvent un corps tissé de fils où s’inscrire. Du Brésil à Lausanne où Lise Maurer rencontre Michel Thévoz alors directeur de la Collection de l’Art Brut, les voyages prennent corps et le réseau qui se tisse au fil des réflexions du séminaire ne cesse de s’agrandir. La présence fidèle et les interventions régulières de Lucienne Peiry et Barbara Safarova ont par ailleurs largement contribué à soutenir le décentrement géographique des regards portés sur la création apparentée à l’Art Brut.

Par la diversité des présentations, le séminaire a ainsi voyagé hors de l’Europe, au Brésil, aux Etats-Unis, à Cuba, au Japon et en Chine en développant, par exemple, une réflexion sur les œuvres d’Albino Braz, de Judith Scott, John (j.b) Murray, Frank Jones, Bill Traylor ou encore Guo Fengyi. Frank Jones notamment, est né au Texas, d’une mère amérindienne et d’un père afro américain descendant d’esclaves. Alors qu’il est incarné  en prison, un officier lassé de ses plaintes répétées lui donne crayons et papier. Frank Jones3 dessine alors aux crayons bleu et rouge, rythmant son œuvre de références aux pictogrammes amérindiens et au vévé vaudou. Ses dessins participent à tenir la cartographie d’une existence emplie d’errances. Cette errance est aussi celle avec laquelle Bill Traylor décide de cohabiter. Né sur une plantation en Alabama, il est esclave une large partie de sa vie. Lorsqu’il parvient à rompre avec cet enfermement, il se trouve alors sans autre ancrage que celui de la rue qui accueille sa pratique du dessin. Guo Fengyi quant à elle développe une « cartographie personnelle du corps sur de longs rouleaux de papier peints4 »  à l’encre, découvrant les vertus thérapeutiques du travail plastique alors qu’elle souffre de crises d’arthrite importantes. Le travail textile de Judith Scott, lui, émerge à partir de toutes sortes d’objets volés au Creative Growth Art Center à Oakland, en Californie, où elle travaille. Des objets : « qu’elle enveloppait patiemment de fils, ficelles, cordes et cordelettes, de manière à protéger et à masquer intégralement le corps central de son œuvre. Cette activité était pour elle rituelle, comme si elle ensevelissait un corps et le momifiait à l’infini5 » comme le décrit Lucienne Peiry.

Par ailleurs, l’arrivée de Lucienne Peiry à la direction de la Collection de l’Art Brut à Lausanne en 2001 a ouvert les recherches et les fonds de la collection à des productions non occidentales, rompant ainsi aux exigences que Jean Dubuffet avait lui-même formulé à l’égard de la collection qui devait répondre à une stricte sélection de créations européennes6. Les voyages sont également au cœur du parcours de Dubuffet qui se rend régulièrement en Algérie entre 1919 et 1947 et à Buenos Aires en 19247. Pensons également au voyage en Suisse, en 1945, comme moment décisif de ses « recherches méthodiques de productions d’art brut8 ». La notion de déplacement se rejoue donc à plusieurs endroits dans la démarche même de Jean Dubuffet, par ses voyages et dans le choix d’investir la Suisse9 comme territoire d’exposition de sa collection alors que des musées français avaient montré leur intérêt pour la collection – pas assez cependant aux yeux du peintre. Si le déplacement géographique est un moteur important à la réflexion intellectuelle de Dubuffet, il opère également, d’après Lise Maurer, un déplacement du regard porté sur les œuvres collectées : « À la Libération, en France, Dubuffet assemble dans une même collection des œuvres issues des hôpitaux psychiatriques et des œuvres de créateurs marginaux au monde de l’art officiel. Ces œuvres vont sortir de l’ombre avec leurs effets d’unheimlich10. Double déplacement par rapport aux collections médicales précédentes : c’est un artiste qui sélectionne les œuvres et celles-ci font partie d’un ensemble nommé "art brut"11 ». Par le travail d’écriture qu’il a réalisé à propos des créateur·ices d’Art Brut et leur œuvre, par la monstration de leurs réalisations, Dubuffet déplace ainsi le regard porté sur ces œuvres du « champ psychopathologique » au « champ culturel12 » à un moment historique important. En 1945, le terme « Art Brut » officialise une démarche intellectuelle et une démarche de collecte déjà engagée par Dubuffet. À cette date qui marque la fin de la Seconde Guerre mondiale, le champ de l’Art Brut ouvre une nouvelle marge de l’art, une façon d’appréhender des œuvres réalisées en psychiatrie, en dehors d’un regard pathologisant. Cette violence du regard eugéniste avait notamment brutalement marquées certaines œuvres produites en psychiatrie associées à des œuvres d’avant-garde lors de l’exposition des « arts dégénérés » organisée par les nazis en 1937 – certaines créations de la collection de Hans Prinzhorn réalisées au l’hôpital de Heidelberg par des patients y étaient montrées13.

Poser un regard sur les créations apparentées à l’Art Brut qui ne soit plus pathologisant et envisager un voyage esthétique pour une ample cartographie d’œuvres à la marge sont les deux axes qui orientent les réflexions nourries au fil du séminaire de Lise Maurer. Faire œuvre de déplacement serait aussi, d’après les termes de la psychanalyse, le travail même du rêve. Rêve dont les images sont le tissu d’un monde qui dit quelque chose des traversées corporelles et psychiques vécues tout au long des jours. Le séminaire de Lise Maurer se fait lieu d’écoute de ce monde bricolé par les artistes pour que tienne l’existence.

Tonia GonzagaTonia GonzagaTonia Gonzaga

Photographies d’une œuvre sculptée par Tonia Gonzaga, amie fidèle de Lise Maurer, qui vit et travaille au Brésil.

Flavie Beuvin est art-thérapeute, artiste plasticienne et docteure en arts et esthétique. Ses recherches théoriques portent sur les échos entre le corps créateur féminin et le corps de l’œuvre dans l’Art Brut. Ses réflexions s’inscrivent également dans une esthétique de la « végétalité », concept développé dans sa recherche doctorale qui s’incarne à la fois dans la forme et la force du motif végétal et celle de la matière textile ou dessinée. Son travail plastique personnel se focalise depuis quelques années sur la pratique du dessin dans laquelle elle engage plusieurs médiums tels que l’encre, l’aquarelle, la broderie ou encore le collage.

Publications récentes :

Végétalité, Art Brut et féminins, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, 2024.
« Corps affecté, corps éprouvé : existence des œuvres de Judith Scott et Frida Kahlo », L’Évolution Psychiatrique, août 2023.
« Aux zones frontières de l’Art Brut : entre appropriation et dépendance au territoire de l’autre de l’art », Revue Déméter, n° 8, novembre 2022.
« Comment faire tenir son corps ? Comment tenir dans son corps ? », Letterina, n° 75, été 2020.
« Créations en psychiatrie : une existence temporelle à part ? », Actes des journées de printemps Créés en milieu psychiatrique : des objets en instance ? de la SFPE-AT, mai 2019.
« Le travail de la série en art-thérapie : linéarité picturale et continuité de soi », Revue PsyCause, n° 77, septembre 2019. « Trésors bruts », Artension, hors-série n°25, novembre 2018.

1. Lise Maurer a voyagé notamment en Martinique, à Rio, Madrid, Bruxelles, Lausanne et a donné des conférences dans certains de ces lieux.

2. Exposition La clé des champs - Arthur Bispo do Rosario au Jeu de Paume en 2003.

3. Christophe Boulanger, attaché de conservation en charge de l’Art Brut au LaM, a présenté Frank Jones lors du séminaire de Lise Maurer le 25 février 2017.

4. Citation de Lucienne Peiry extraite de l’argument qu’elle a écrit pour son intervention « À la recherche de l'être, Guo Fengyi, Alexander Lobanov, Judith Scott » du 30 juin 2012 au séminaire de Lise Maurer.

5. Ibid.

6. Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986 : « Une production d'art n'a de signification que par la position qu'elle occupe en regard de son contexte, par le rapport, notamment, dans lequel elle se trouve en regard de l'art usuel du moment où elle est produite et des ouvrages qui la précèdent. C'est la raison pour quoi elle perd à peu près totalement tout sens quand elle est isolée de ce contexte, duquel elle est inséparable. D'où le caractère oiseux d'une production d'art émanant d'une ethnie qui n'est pas la nôtre, ou, pareillement, d'une qui a été produite dans un temps qui n'est pas le nôtre et dont le contexte, par conséquent, ne peut être par nous à cette heure pleinement ressenti », p. 98 99. Notons tout de même que Dubuffet entre en contact avec le psychiatre brésilien Osorio Cesar en 1949 afin, déjà, d’élargir ses recherches.

7. Marianne Jakobi et Julien Dieudonné, Dubuffet, Paris, Éditions Perrin, 2007, p. 9-259.

8. Jean Dubuffet, Biographie au pas de course, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2001, p. 53.

9. Le séminaire de Lise Maurer a également porté son regard vers la Suisse en étudiant à plusieurs reprises l’œuvre d’Aloïse Corbaz. Lise Maurer a également noué une amitié avec Jacqueline Porret-Forel, médecin ayant rencontré et fait connaître l’œuvre d’Aloïse Corbaz. Celle-ci a d’ailleurs fait une présentation en 2010 au séminaire.

10. Traduite en français par « l’inquiétante étrangeté », c’est une notion développée par Freud en 1919.

11. Citation de Lise Maurer extraite du texte introductif au séminaire de l’année 2007-2008.

12. Marianne Jakobi et Julien Dieudonné, op. cit., p.160.

13. Lise Maurer, « L’art dégénéré, l’eugénisme à l’œuvre » dans Essaim, Paris, Érès, n° 11, 2003.

Tonia Gonzaga