[FONDS ET COLLECTIONS] Les scrapbooks de Jo Spence, phototexte d’une intimité partagée
Fanny Lautissier
En résonance avec l’exposition dédiée à Jo Spence (1934-1992) par Treize jusqu’au 22 novembre 2025, la Bibliothèque Kandinsky consacre un focus au fonds Jo Spence, constitué d’un ensemble de quarante scrapbooks agencés par l’artiste britannique. Une sélection d’images issues de ce corpus est notamment présentée dans l’exposition sous forme de papier peint et/ou de facsimile.
Autobiographie/autopathographie visuelles
Active depuis plusieurs années en tant qu’artiste et photographe dans le cadre de projets individuels ou collectifs (notamment au sein du groupe The Hackney Flashers) et alors en poste en tant que secrétaire du département pédagogique du British Film Institute, Jo Spence entreprend des études de Theory and Practice of Photography à Polytechnic of Central London (PCL), sous la direction de Victor Burgin. Elle prépare et soutient une bachelor thesis intitulée Fairytales and Photography or, Another Look at Cinderella (1982). Dans le même temps, influencée par la pratique de photo-théâtre de Keith Kennedy, professeur d'art dramatique et thérapeute au Henderson Psychiatric Hospital (Sutton), Jo Spence développe une réflexion au sujet de l'utilisation de la photographie à des fins thérapeutiques. Lorsqu’un cancer du sein lui est diagnostiqué en 1982, elle fait sienne cette phototherapy, qu’elle pratique souvent de manière collaborative, notamment avec son compagnon, David Roberts, ou son amie, l'artiste Rosy Martin (au sujet du travail de Rosy Martin et Jo Spence, voir le catalogue de l'exposition « Women in revolt ! : art and activism in the UK 1970-90 » (Londres,Tate Britain, 8 novembre 2023 - 7 avril 2024, Edimbourg, National Galleries of Scotland, 25 mai 2024 - 26 janvier 2025, Manchester, The Whitworth, 7 mars - 24 août 2025).
La pratique du scrapbooking, que Jo Spence semble développer également à partir du début des années 1980, revêt une forte dimension autobiographique et autopathographique et s’inscrit dans cette même démarche. Elle lui permet non seulement de documenter et d'analyser les différentes étapes de son travail artistique, par exemple l’organisation de sa première exposition rétrospective sur le mode itinérant : « Jo Spence : Review of Work (1950 - 85) » et la publication de son autobiographie Putting Myself in the Picture : A Political, Personal and Photographic Autobiography, London, Camden Press, 1986, mais aussi de questionner son parcours médical, ainsi que son double statut de femme et de patiente. Atteinte d’une leucémie en 1991, Jo Spence lutte à nouveau contre la maladie et poursuit ses réflexions jusqu’à son décès, survenu le 24 juin 1992 au Marie Curie Hospice (Hampstead).
Sur la question du rapport au corps et à la maladie, nous renvoyons entre autres aux travaux de Georgia René-Worms, commissaire de l’exposition chez Treize, de Léna Lévy, « " L’intime est politique " . Les corps malades féminins chez Jo Spence et Hannah Wilke », Perspective, n. 2, 2024, pp. 205-220, de Johanna Renard « Corporéités souffrantes et féminités transgressives dans les œuvres performatives d’Yvonne Rainer, Jo Spence et Hannah Wilke », in La performance : un espace de visibilité pour les femmes artistes ? : actes de colloque [journée d'étude, Beaux-arts de Paris, 14 mai 2018], à ceux de Kenny Fries avec notamment son projet « A Picture of Health : Jo Spence, a Politics of Disability and Illness », ou encore à ceux de Tamar Tembeck.

Jo Spence, scrapbooks Jo (1983), 1989 (juin-novembre 1989), 2 [Tunisia] [1984?], sans titre [1991-1992 ?]
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, fonds Jo Spence SPE 5, SPE 28, SPE 8, SPE 37
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky
Les archives de Jo Spence
Le fonds Jo Spence conservé par la Bibliothèque Kandinsky est constitué d’un ensemble de quarante scrapbooks (SPE 1-40) et d’une série d’éléments volants (SPE 41), entrés en collection en 2019 (don du CHANEL Fund for Women in the Arts and Culture via les Amis du Centre Pompidou – achat initial effectué auprès de la Richard Saltoun Gallery, Londres. Ces scrapbooks viennent compléter le corpus de vingt-et-une œuvres de Jo Spence notamment issues des séries Photo therapy, A picture of health et From children's educational work intégrées aux collections du Cabinet de la Photographie au Musée national d'art moderne.
La répartition des archives et des œuvres de Jo Spence dans plusieurs institutions internationales a été effectuée au décès de Terry Dennett, ancien compagnon et collaborateur de Jo Spence. Un important fonds « Jo Spence Memorial Library Archive » est ainsi conservé à la Birkbeck University of London. D’autres archives, ainsi qu’un ensemble de vingt-quatre scrapbooks complémentaires se trouvent quant à eux dans les collections de l’Image Centre de Toronto (pour un panorama de la répartition des archives de Jo Spence, cf. Charlene Heath, « L’image militante et son institutionnalisation. La Jo Spence Memorial Archive », in Transbordeur. Photographie histoire société, n. 4, 2020, pp. 104-117).
Formes composites, objets hybrides
Malheureusement extrêmement fragilisés, les scrapbooks du Fonds Jo Spence sont aujourd'hui en attente de restauration et de numérisation et, de ce fait, ne sont pas consultables. Leurs couvertures ont toutefois été photographiées individuellement et sont visibles au format vignette au sein de l’instrument de recherche du fonds.
Il s’agit (à quelques exceptions près) de cahiers destinés au scrapbooking, peu couteux et facilement disponibles dans le commerce, à l’intérieur desquels Jo Spence assemble et annote différents supports et formats de documents, principalement photographiques, qu’elle agence et dispose au moyen de diverses colles et adhésifs. L’un des effets de matérialité produits par leur dégradation est d’ailleurs d'en révéler la fabrique : format des pattes autocollantes, informations présentes au verso de certains éléments qui se décollent, etc.
Regroupés sous une dénomination commune évoquant une esthétique des loisirs créatifs et du do it yourself, ces scrapbooks comportent des couvertures souvent ornementées, aux propriétés graphiques très marquées.
Dans le cadre du projet Beyond the Family Album mené avec Terry Dennett, Jo Spence avait pu détourner les codes d'un support photographique vernaculaire tel que l’album de famille. À travers les formats standardisés de ces scrapbooks, elle convoque des procédés hétérogènes. Par le recours au montage, à la juxtaposition, au détournement et au commentaire politique, les scrapbooks de Jo Spence représentent autant de préfigurations, de versions alternatives ou de prolongements dans la sphère de l’intime de la pratique du « phototexte engagé » (cf. notamment Mathilde Bertrand, « Tel un pamphlet visuel : photomontages et phototextes au Royaume-Uni dans les années 1970 et 1980 » (trad. Marianne Bouvier), in Charlotte Foucher-Zarmanian et Nathalie Nachtergael [dir.], Le phototexte engagé. Une culture visuelle du militantisme au XXe siècle, Dijon, Les Presses du réel, 2021)
Reposant principalement sur le travail photographique de Jo Spence, ils contiennent également de nombreuses annotations manuscrites de l’artiste et parfois de David Roberts, des lettres et cartes postales, des coupures de presse et des photocopies. Ce caractère composite fait de ces scrapbooks des objets de nature hybride, outils de travail, journaux intime (SPE 5 intitulé « Jo », 1983), carnets de voyage (SPE 8, 20, 23, 26, 30-31), revues de presse ou books professionnels (voir les cuttings SPE 14-16, 18, 21-22, ou 24), maquettes de travaux en cours (SPE 36-37), « à la frontière du journal de soi et du laboratoire visuel […], témoign[ant] d’une pratique où l’intime devient terrain politique et critique » (cf. texte de présentation de l’exposition chez Treize par sa commissaire, Georgia René-Worms).
Considérer ce corpus au-delà de sa valeur documentaire, en s’attachant à mettre en relief les différents registres dont il se compose contribue, comme le proposait Matthieu Orléan dans le cadre de son exposition consacrée aux scrapbooks de cinéastes, à « sortir le scrapbook de la clandestinité pour le penser en termes de rêve plastique et politique partagé ».

Jo Spence, scrapbooks Stop the countdown to war in the Gulf (1990-1991), Death book [1991-1992 ?], Cancer [1982] et Cinderla notebook (1980)
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, fonds Jo Spence SPE 32, SPE 36, SPE 2, et SPE 1
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky
SPE 1 | Cinderla notebook [sic], WHO IS CINDERELLA ? , 1980
Frappant par sa couverture reproduisant plusieurs créatures et personnages emblématiques du genre fantastique, ce cahier – unique dans le corpus conservé par la Bibliothèque Kandinsky – contient des notes et collages de travail en rapport avec la thèse de Jo Spence. Le réemploi des illustrations de Brian Price Thomas, réalisées pour l’ouvrage Cinderella édité au sein de la collection pédagogique « Read it yourself » (Ladybird, 1978 - 1e éd.) est ici mis au service de la construction d’un raisonnement par comparaison/opposition. Les différentes versions d’illustrations du conte de fées sont une des nombreuses sources iconographiques utilisées dans le mémoire de Jo Spence.
SPE 2 | Cancer, [1982]
Là encore, la couverture est visuellement saisissante. Il s’agit du détournement d’un album souvenir du mariage du Prince Charles de Galles et de Diana Spencer en 1981. La photographie du couple princier est barrée du mot CANCER écrit en lettres capitales, au marqueur noir. Par ce geste simple, iconoclaste et radical, le récit autopathographique et le champ de la critique politique sont rendus indissociables. Cette forme de détournement est également observable pour le scrapbook SPE 9, dont le portrait reproduit en couverture de « Her Majesty Queen Elizabeth II » se voit affublé d’une moustache hitlérienne.
SPE 32 | Stop the countdown to war in the Gulf , 1990-1991
A l’image de sa couverture contrastée, sur laquelle une assemblée de perruches bariolées voisine sans transition avec un autoportrait photographique de l’artiste et un appel à manifestation du Commitee to stop war in the Gulf, ce scrapbook juxtapose de nombreux sujets personnels et d’actualité, des plus quotidiens aux plus tragiques : Jo Spence évoque pêle-mêle son amour pour Madonna, un rapide voyage en Tunisie, la préparation d’expositions, mais aussi la guerre opposant les États-Unis et l’Irak depuis août 1990 et les traitements et soins de santé suivis au quotidien. Les premières pages du cahier contiennent un courrier du Photography Workshop Ltd, dirigé par Terry Dennett et Patricia Holland, annonçant la création du Jo Spence Health Fund - Photography for life, destiné à soutenir économiquement l’artiste dans son parcours de soins.
SPE 36 et SPE 37 | Death book, [1991-1992 ?] et Sans titre [1991-1992 ?]
Atteinte d’une leucémie, Jo Spence étudie les représentations de la mort, notamment celles produites par l’Égypte ancienne et y inscrit sa propre image, allant jusqu’à incruster une photographie de son visage sur des reproductions de sarcophages. Ayant recours à de nombreux accessoires (squelettes en plastique, fleurs, masques…), elle fait de ces cahiers les lieux d’expérimentation poétique et ironique d’un ars moriendi, projet artistique qui sera diffusé de manière posthume sous le titre « The Final Project ».
Dans les collections de la Bibliothèque Kandinsky
• Les imprimés dont Jo Spence est l’autrice :
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• Autres ressources bibliographiques sur Jo Spence :
« Goodbye to London : radical art & politics in the 70's », catalogue d'exposition, Neue Gesellschaft für Bildende Kunst, Berlin, 26 juin - 15 août 2010
• Sur la thématique des scrapbooks d’artistes :
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Jo Spence, « Portraits & anti-portraits », double page issue du scrapbook 2/II, [1982-1991 ?]
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, fonds Jo Spence SPE 35
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky
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En vignette :
Jo Spence, scrapbook [Love me whatever I do], [1984 ?]
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, fonds Jo Spence, SPE 9
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky
