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Bibliothèque Kandinsky

Parapluie, un journal de la presse libre


Jil Daniel

Jil Daniel est graphiste et docteur en esthétique de l'université Rennes 2, ses recherches abordent les pratiques de l'image dans les mouvements sociaux pendant les années 1968. Il a soutenu en 2023 une thèse intitulée "Ateliers populaires, impression artisanale, militante, collective et anonyme pendant le printemps 1968 et ses suites". Dans le cadre du projet de recherche "Cultures graphiques de la contestation" porté par la Bibliothèque Kandinsky avec le soutien de l'Outset Partners Grant Program, Jil Daniel a travaillé durant six mois à la Bibliothèque Kandinsky en tant que chargé de recherches afin d'étudier la collection d'éphéméras militants et leur contexte de création. Il s'est notamment penché sur le périodique alternatif Parapluie, édité par l'artiste Henri-Jean Enu de 1970 à 1973.

Parmi les curiosités conservées à la bibliothèque Kandinsky, Parapluie est probablement le journal français le plus proche, dans son esprit, des journaux des contre-cultures anglaises ou américaines tels que Ink. the other newspaper, IT - International Times, OZ ou encore Other Scenes. Initiative indépendante des groupes politiques révolutionnaires de l’époque, il publie sur des sujets aussi divers que les développements de la pop music, le Black Panther Party, l’usage des drogues récréatives, l’écologie, l’avortement ou certaines pratiques new age pour ne citer que ceux-ci, à mi-chemin entre des contenus politiques radicaux et des curiosités contre-culturelles. Formellement, il est coloré, bigarré, et mêle des photographies de personnalités du rock aux dessins de bandes-dessinées expérimentales, des clichés solarisés aux textes manuels, des collages à base de vieilles gravures à des compositions volantes, etc.

Parapluie, no. 5, janvier-février 1972, p. 18-19.
Parapluie, no. 5, janvier-février 1972, p. 18-19.
Parapluie, no. 11, décembre 1972.
Parapluie, no. 11, décembre 1972.

Treize numéros ont ainsi été publiés de la fin 1970 à la mi 1973. Tous dirigé par Henri-Jean Enu, concepteur du journal qu’il a initié avec le concours de l’ancien lettriste Jean-Louis Brau, du poète Claude Pélieu, des éditeurs Mary Beach et Christian Bourgois et de l’ancien membre du comité psychogéographique de Londres Ralph Rumney. Mais l’équipe s’étoffe avec d’autres collaborateurs réguliers comme Pierre Loizeau, pour n’en citer qu’un, qui avait œuvré de concert avec Jean-Jacques Lebel dans le tract-journal Le Pavé né pendant le printemps 1968, et avait, quelques années plutôt, participé au Club des poètes de Jean-Pierre Rosnay. Pour Parapluie il était chargé de faire le lien avec les milieux contre-culturels américains qu’il connaissait bien, lui qui avait vécu un long moment aux États-Unis d’Amérique. Mais encore, Olivier Dumont, Théo Lesoualc’h, Sabine Wolf, Nicolas Devil pour les textes, Gilles Yéprémian, Ghnassïa, Rodolphe Hervé pour les images, voilà quelques-uns des noms de participantes et participants récurrents, finalement peu nombreux dans la masse des contributions. Henri-Jean Enu, pour sa part s’affaire pour l’essentiel à régler les questions financières, assurer la coordination éditoriale, gérer la diffusion et préparer la maquette.

À propos du circuit logistique de la presse alternative, il tente d’organiser un réseau de diffusion en collaboration avec d’autres titres de l’époque, et dans ce sens est élaborée une charte, dont le no 3 du Parapluie se fait l’écho dans un style libre qui reflète les usages peu communs de la langue au sein de cette presse :

  • « Free-IX, Le Pop, La Veuve joyeuse, Le Parapluie ont rédigé la charte de constitution de la presse libre le 18 février 1971 pour, par l’union de la presse parallèle comme La Veuve joyeuse et Le Parapluie journaux qui n’acceptent pas l’existence des messageries1, pour conserver notre force et notre potentiel de toutes pressions : argent, censure, distribution. Cette charte fut aussi approuvée par Tout. Cette charte écarte tout journal financé par le grand capital et aucun directeur de publication ne peut être le paravent d’une société poursuivant des intérêts contraires à ceux du syndicat. Tout journal adhérant au syndicat ne peut reproduire la division capital/travail à savoir hiérarchisation des tâches. Un collectif de fonctionnement formé d’un délégué de chaque journal membre, doit, mettre en place un réseau et une centralisation de l’information, contrôler la diffusion NMPP et à long terme assurer une réelle diffusion parallèle. Le collectif prépare toute parades contre la liberté d’information par la création d’un groupe juridique et les membres du syndicat s’engagent à faire paraître dans leurs journaux les éléments d’un journal adhérent au syndicat frappé d’interdiction. LA PRESSE LIBRE SE REGROUPE. »2
"La presse libre se regroupe," Parapluie, no. 3, mars 1971, p. 18-19.
"La presse libre se regroupe," Parapluie, no. 3, mars 1971, p. 18-19.

Mais l’initiative fait long feu et Parapluie finit par faire cavalier seul. Les trois premiers numéros étaient tirés à l’imprimerie Le Souterrain du rocambolesque Claude Palmer. Mais par la suite, alors que le syndicat de la presse libre échoue, c’est chez Rototechnic, à Aubervilliers, que sont produits les dix numéros suivants pour atteindre plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, 35 000 dit Henri Jean Enu3. La diffusion, elle, est finalement assurée par les NMPP et le journal adhère du même coup à l’Underground Press Syndicate (UPS), un réseau de la presse contre-culturelle américaine. Pour autant, c’est pendant toute la durée de vie du titre que l’instabilité économique se fait sentir. Et les appels à la générosité des lecteurs et lectrices se font réguliers dans les pages du journal.

Côté maquette, on l’a dit, la forme est généreuse et luxuriante. Les contenus sont très variés. Souvent originaux, ils peuvent parfois être repris de la presse américaine ou anglaise, comme certaines photos de musiciens ou encore des extraits du SCUM Manifesto de Valerie Solanas traduits et publiés dans le no 11. L’assemblage des contenus est assuré par Henri Jean Enu : 15.000 signes par pages, montage manuel des textes, ajouts des photos (tramées) et des illustrations (au trait), puis cliché pour préparer les plaques offset, enfin des dernières interventions à l’impression viennent alimenter l’aspect pictural de l’ensemble. Une « peinture-journal »4, c’est avec cette expression que l’homme parle de son travail de mise en forme.

"Scum Manifesto," Parapluie, no. 11, décembre 1972, n.p.
Valerie Solanas, "Scum Manifesto," Parapluie, no. 11, décembre 1972, p. 4-5.

Terrain de jeu formel, littéraire et espace de promotion des groupes de musiques des amis, voir des membres du journal, Parapluie a exploré de très nombreux sujets qui ont traversé les milieux contre-culturels de son époque malgré sa courte durée de vie. En 1973, Parapluie s’arrêtait, mais pas le reste de la presse libre qui n’avait pourtant pas su se fédérer.

Cet essai et les recherches décrites ont été réalisés dans le cadre du projet "Cultures graphiques de la contestation" porté par la Bibliothèque Kandinsky avec le soutien d’Outset Partners Grant Program.

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Visuel de l'article : Henri-Jean Enu, Parapluie, no. 1, novembre 1971, p. 1.

1. Le terme désigne en premier lieu les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), diffuseur historique de la presse en situation de monopole dans les années 1960-1970. Instituée à la Libération et garantissant en principe la pluralité de la presse et une diffusion équitable, les NMPP sont aussi le fruit d’un rapport de force constant entre les intérêts de la CGT du livre, syndicat prépondérant, et les structures économiques.

2. Anonyme, Parapluie, no 3, mars 1970, p. 18.

3. Entretien personnel avec Henri Jean Enu le 27 avril 2023 à Paris.

4. Voir à ce sujet : Henri Jean Enu, Contre culture – surmodernisme, l’envers des stencils, peindre avec un marteau, Bordeaux, Galerie des Grands Maîtres, 2021.

Henri-Jean Enu, Parapluie, no. 1, novembre 1970, p. 1.